Catriona Seth, écrivain de La Fabrique de l’intime, mémoires et journaux de femmes du XVIIIe siècle est très active sur la toile. C’est tout naturellement qu’elle a répondu à ces quelques questions avec beaucoup de précisions.
Laissons lui la parole. Je tiens à préciser qu’aucune modification n’a été apportée. Il s’agit de ses réponses telles qu’elle me les a transmise.

Photo de profil du twitter de Catriona Seth
1) Pouvez-vous vous présenter aux lecteurs de ce blog : votre parcours, vos thèmes de recherche, ce qui vous passionne dans l’Histoire.
En tant qu’individu, je me sens profondément européenne. J’ai été élevée entre deux langues – l’anglais et le français. J’ai été à l’école au Royaume-Uni, en Suisse, au Venezuela, en Belgique, et à l’université à Oxford et à la Sorbonne.
Je suis spécialiste du XVIIIe siècle, actuellement professeur à l’université de Lorraine, après avoir occupé plusieurs postes dans le secteur privé, puis soutenu une thèse et passé l’agrégation.
Il me semble que l’histoire est une matière vivante. J’aime à découvrir dans mes domaines d’étude des questionnements analogues aux nôtres, tout en mesurant les différences qui nous séparent des hommes et des femmes d’autrefois. Quand j’ai travaillé sur l’inoculation (l’ancêtre de la vaccination[1]), j’ai retrouvé des interrogations semblables à celles que suscitent certaines pratiques médicales actuelles. Lorsque j’ai rassemblé des textes sur Marie-Antoinette[2] je me suis demandé pourquoi elle polarisait encore les passions entre admirateurs et détracteurs, plus de deux siècles après sa mort. En éditant récemment Les Liaisons dangereuses[3], j’ai eu l’occasion de réfléchir sur la réception du livre à l’époque de sa publication – les contemporains de Laclos y lisaient-ils les mêmes choses que nous ? – mais aussi sur les raisons de son succès considérable de nos jours.
Tout cela pour vous dire que l’histoire m’intéresse dans la mesure où elle nous parle de ceux qui nous ont précédés, mais qu’elle nous apprend des choses sur nous-mêmes et sur le monde contemporain.
2) Comment vous est venu l’idée d’écrire cette anthologie ?
La réponse immédiate est qu’un livre peut en cacher en autre. En effet, j’avais préparé, à la suggestion de Stéphane Barsacq et de Daniel Rondeau, un volume sur Marie-Antoinette pour la collection Bouquins. Ils en avaient été contents et m’avaient demandé ce que je voulais faire d’autre pour eux. J’ai réfléchi à la fois à la collection, qui occupe un créneau à part dans le paysage éditorial français – un millier de pages, c’est un formidable espace de liberté –, et à mes propres centres d’intérêt. J’ai proposé une anthologie de textes autobiographiques de femmes du XVIIIe siècle parce qu’il n’existait rien de ce genre et parce qu’il me semblait qu’un tel recueil avait du sens : il permet de montrer que les femmes de l’époque, souvent confinées, pour leurs activités, à la sphère privée, trouvent dans l’écriture un espace de liberté et nous offrent ainsi en quelque sorte l’envers de l’histoire : ce que nous n’avons pas vu ou entendu justement parce que leurs textes sont de l’ordre de l’intime. On peut donc y trouver ce qui ne se dit pas forcément publiquement mais qui n’en reste pas moins bouleversant pour l’individu comme pour la société.
3) Ce livre a sans aucun doute nécessité un long travail de recherche. Pouvez-vous nous préciser les lieux où vous vous êtes rendue afin de réunir ces témoignages du XVIIIe siècle?
L’un des grands plaisirs, pour le chercheur, est de se rendre dans des bibliothèques diverses. J’aime beaucoup celles de Rouen, de Versailles ou de Nancy, qui ont toutes à leur manière des fonds exceptionnels. Je me rends aussi bien entendu la Bibliothèque Nationale, mais aussi à l’Arsenal – à laquelle je suis particulièrement attachée car c’est la première des grandes bibliothèques parisiennes que j’ai fréquentée – ou à la Mazarine entre autres. Je me plongée dans des fonds conservés à l’étranger. Je connais bien certaines bibliothèques anglaises : la British Library à Londres, la Bodleian et la Taylorian à Oxford, qui me rappellent mes années d’étudiante. J’ai aussi eu l’occasion de consulter les papiers d’une archiduchesse d’Autriche dans les archives impériales à Vienne ou encore, pour l’un des textes inédits que je reproduis, d’aller chez les descendants de la diariste, dans un charmant petit château suisse.
4) Sur quel(s) critère(s) avez-vous sélectionné les différents textes qui apparaissent dans votre livre ?
Dès que j’ai eu l’idée du projet, je savais que j’inclurais certains textes : ceux de Marie-Jeanne de Staal-Delaunay, qui a un rôle d’inauguratrice, infléchissant profondément le genre des mémoires, de Charlotte-Nicole Coquebert de Montbret, dont les papiers de famille sont conservés à Rouen, de Marie-Aimée Steck-Guichelin, une de ses amies, dont les écrits sont très émouvants… J’ai aussi cherché une certaine représentativité. Comme j’essaie de l’expliquer dans l’introduction, il est impossible d’entendre la voix des analphabètes, sauf de manière indirecte (s’ils font l’objet d’un interrogatoire de police, par exemple). J’ai essayé de mettre en évidence, malgré cela, car j’étais limitée aux écrits, une grande variété de parcours, d’horizons, de niveaux d’éducation, de milieux sociaux. Je suis allée à la chasse d’une autobiographie spirituelle et j’ai lu différentes choses avant de tomber sur le récit remarquable de Françoise-Radegonde Le Noir. Je me suis mise en quête de propos tracés par des femmes du peuple. Victoire Monnard, la plus jeune des treize femmes incluses dans le volume, est presque illettrée au moment où elle vit en direct les événements révolutionnaires : elle est alors apprentie lingère à Paris. Elle apprendra vraiment à lire et à écrire plus tard comme elle l’explique dans ses souvenirs.
Je n’ai pas voulu introduire d’échelle des valeurs entre les femmes qui travaillent et de grandes dames comme Isabelle de Bourbon-Parme. J’ai souhaité mettre en évidence la diversité de leurs écrits et la liberté qu’elles pouvaient avoir grâce à eux : ces différentes femmes ont en commun des interrogations sur elles-mêmes et sur les autres ; leurs écrits deviennent à l’occasion, selon la belle formule de Suzanne Necker, un « spectateur intérieur ».
Il me semble aussi que tous les textes recueillis témoignent d’une aisance d’écriture, d’une ouverture au monde, d’une sensibilité qui les rend encore passionnants pour nous. Avec eux, nous avons l’impression de découvrir des individus sans intermédiaire, de les entendre « en direct » en quelque sorte. C’est un privilège extraordinaire que d’avoir accès ainsi sans écran aux propos de ces femmes.
5) Est-ce, pour vous, une preuve de modernité voire un début d’émancipation dans le fait qu’une femme de cette époque prenne l’initiative d’écrire ? Vous évoquez également son entrée en politique.
Il me semble qu’écrire son journal intime est implicitement une revendication : celle d’avoir un espace à soi où s’exprimer comme on le souhaite. En plus, les textes du for intérieur ressortissent à un genre sans règles véritables donc dans lequel on fixe soi-même les limites du contenu, le niveau de langue et ainsi de suite. Beaucoup de femmes utilisent le journal pour se mettre à l’épreuve, se questionner sur leurs propres pratiques et sentiments. J’ai souhaité recueillir ces textes intimes, bien moins connus que les écrits politiques des dernières années du XVIIIe siècle.
L’entrée en politique de la femme est bref et sanglant, au moment de la Révolution. On songe au cas d’Olympe de Gouges bien entendu. La Révolution entraîne le triomphe d’une société virile qui réduit la femme au rôle de mère des enfants de la république et de compagne des héros. Le code civil entérine l’inégalité entre les sexes. On ne peut pas dire, malgré des réformes sur le plan légal, que cet héritage ait disparu complètement. Je n’ai pas cherché cet aspect-là des choses, même si plusieurs des femmes dont je reprends les textes ont joué des rôles directs ou indirects dans une France bouleversée – je pense à Manon Roland, à Félicité de Genlis ou à Germaine de Staël. Le cas de Mme Roland est particulièrement clair : j’ai reproduit ses Mémoires particuliers, pas ses textes proprement politiques. L’enjeu, dans les écrits intimes, est autre, plus durable et, à sa manière plus profond.
6) Germaine de Staël et Suzanne Necker, que vous citez, furent toutes les deux de célèbres salonnières. Pouvez-vous nous en apprendre plus sur ces réunions culturelles mais aussi politiques ? Avaient-elles une véritable influence ?
Suzanne Necker a utilisé son salon pour promouvoir la carrière de son mari. Elle a réussi admirablement. Germaine de Staël a tenu un salon à Paris et, plus important encore, en exil, au début du XIXe siècle, elle réunit autour d’elle les têtes pensantes de l’Europe entière en Suisse dans son château de Coppet. La mère et la fille avaient la chance de disposer de carnets d’adresses fournis et de moyens considérables. Elles pouvaient ainsi recevoir à la fois des écrivains et artistes – c’est chez Mme Necker qu’on décide de commander à Pigalle la célèbre statue de Voltaire nu ou encore que Bernardin de Saint-Pierre lit en avant-première Paul et Virginie – et des hommes politiques, des diplomates ou des militaires. Je pense que ces réunions privées avaient une véritable influence à la fois dans le domaine de la diffusion des idées ou des modes, dans la mise sur pied de groupes de pression – des lobbies avant l’heure – et dans la formation d’une élite intellectuelle et politique susceptible d’influencer l’opinion. Grâce aux salons, les femmes ont sans aucun doute joué un rôle, mais un rôle discret souvent, restant dans l’ombre de figures publiques essentiellement masculines, influençant les élections académiques ou les nominations à des postes, mais sans prendre la parole ouvertement sur la scène publique. Suzanne Necker, qui ne publiait pas ses textes, et Germaine de Staël, auteur célèbre de grands romans et essais, sont toutes deux des écrivains de premier rang et qui cherchaient, chacune à sa façon, des modes d’expression dans un univers égalitaire.

Madame Germaine de Staël (1766-1817) par François Gérard et Suzanne Necker (1737-1794) par Jean-Sifred Duplessis
Merci encore à Catriona Seth pour sa gentillesse et pour avoir donné un peu de son temps afin de nous concocter ces réponses. J’éspère que vous en aurez appris autant que moi sur le siècle des Lumières du point de vue des femmes.
Fanny
[1] Pour Les rois aussi en mouraient. Les Lumières en lutte contre la petite vérole (Desjonquères, 2008).
[2] Marie-Antoinette. Anthologie et dictionnaire (Laffont, Bouquins, 2006).
[3] Pour les éditions Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade, 2011).
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